Russie : Les " qualités " de Poutine07/01/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/01/une-1643.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Dans le monde

Russie : Les " qualités " de Poutine

A en croire le ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, le nouveau président russe serait " un homme de qualité ". A chacun ses références.

Poutine, pour ne considérer que les six mois qu'il a passés au poste de Premier ministre, n'a jamais à son actif " que " le déclenchement d'une guerre qui a déjà tué des milliers de civils et un millier de soldats russes (selon une estimation de l'Union des comités des mères de soldats de Russie), qui a réduit en cendres des dizaines de bourgs de Tchétchénie et qui menace de rayer de la carte la capitale de ce pays. Ce sont sans doute des broutilles aux yeux d'un homme d'Etat occidental que ne gênaient pas les " dommages collatéraux " des armées de l'OTAN (dont des forces françaises) en Yougoslavie et qui aurait mauvaise grâce à reprocher aux dirigeants russes de faire, dans le Caucase, ce que leurs homologues occidentaux infligeaient aux Balkans, il y a quelques mois.

Dans l'appréciation de Védrine sur Poutine, il y a tout cela. Mais il y a aussi le coup de chapeau de gouvernants occidentaux qui jugent en connaisseurs la performance de Poutine relayant Eltsine, en prenant à contre-pied leurs rivaux, et en habillant leur manoeuvre d'un certain décorum électoral. Des législatives remportées à l'issue d'une campagne plus militaire qu'électorale, une classe politique au garde-à-vous, une passation de pouvoirs dans la foulée, une élection présidentielle anticipée pour couronner le tout, ce serait du grand art " démocratique "...

Quant à Poutine, il serait tout à fait qualifié pour reprendre le flambeau d'Eltsine, et même encore plus que son prédécesseur, si l'on s'en remet aux commentaires de toute une partie de la presse d'ici.

En effet, nombre de journalistes ont brodé sur le fait que son passé de colonel du KGB, puis de ministre du FSB (le nouveau nom du KGB), mettrait Poutine en situation de connaître le monde occidental. Et, nous dit-on, d'avoir assimilé de l'intérieur (en tant qu'espion ayant séjourné une quinzaine d'années en Europe de l'Ouest du temps de l'URSS) les règles de fonctionnement du " marché " et de la " démocratie ".

Sur leur lancée, des commentateurs enthousiastes ont même rappelé que les deux précédents Premiers ministres d'Eltsine, Primakov et Stépachine, avaient également dirigé les " organes " (nom russe des services spéciaux et plus largement du KGB-FSB), qu'Andropov, successeur de Brejnev et " parrain " de Gorbatchev, avait dirigé le KGB des années durant. Certains ont même évoqué Béria, de sinistre mémoire, qui n'aurait pas été que l'âme damnée de Staline, l'ordonnateur de la terreur de masse stalinienne et l'exécuteur de ses basses oeuvres en tant que chef du KGB... mais un " réformateur " avant la lettre ! En Russie, certains réclament bien la réhabilitation de l'assassin en chef Béria et ont déjà obtenu celle de ses principaux adjoints, pourquoi être plus royaliste que le roi ? Quant au passé, autant le réécrire. Surtout quand on sait que certains des dirigeants et journalistes occidentaux qui se pâment devant un Poutine, pur produit du KGB, faisaient, il y a peu encore, de ce même KGB le symbole de ce que Reagan appelait " l'empire du mal ".

En fait, que la bureaucratie eltsinienne s'en remette à de tels hommes n'a rien d'étonnant. C'est sa façon de respecter ses propres traditions. C'est surtout révélateur de la faiblesse de l'Etat russe actuel, car son sommet n'a guère d'autres points d'appui que ce KGB qui a été le pilier de la dictature et qui contrôlait tout et tous.

Le pouvoir d'Eltsine n'a cessé de se voir contesté, au sommet par des clans rivaux et dans les provinces par les chefs locaux de la bureaucratie. Ce n'est donc pas un hasard s'il a tenté d'exercer quand même un certain contrôle sur le pays et sur son propre appareil d'Etat par le canal de la seule institution - le parti unique dit communiste, qui remplissait aussi ce rôle, ayant disparu avec l'URSS - dont c'est la fonction. C'est sur elle que le Kremlin comptait pour se protéger quand il était aux abois ces derniers temps. C'est par ce biais qu'il a multiplié les coups tordus, en faisant paraître dans la presse des dossiers compromettants sur ses principaux rivaux, en manipulant des groupes terroristes, voire en faisant organiser par les " organes " les attentats de l'automne afin de terroriser la population et de lui faire accepter la course à la guerre.

Le KGB-FSB n'ayant pas été à l'abri des rivalités de pouvoir qui ont affaibli le pouvoir central, cela s'est parfois retourné contre le Kremlin, comme du temps de Primakov, ou s'est révélé inefficace avec Stépachine. Avec Poutine, cela a mieux réussi à Eltsine pour ce qui est de préserver les principaux intérêts de la Famille. Pour le moment en tout cas car, une fois au pouvoir, rien ne garantit que Poutine restera solidaire du clan qui l'a fait " tsar ".

Il n'y a pas si longtemps, Poutine avait lié sa carrière à celle du maire de Saint-Pétersbourg, Sobtchak. Quand des clans adverses menacèrent ce dernier de prison pour corruption et prévarication (il se réfugia deux ans en France), Poutine laissa tomber Sobtchak. Mais il garda, bien sûr, la pelote accumulée en tant que maire-adjoint chargé des entreprises, du commerce et des privatisations à Saint-Pétersbourg.

C'est à un tout autre niveau que Poutine va pouvoir maintenant exercer ses " qualités ". Certes, il doit compter avec la Famille qui a permis son ascension. Mais à terme, lui et ses hommes (en particulier des chefs du KGB reconvertis dans les " affaires " protégées par les hommes de l'ombre) risquent d'entrer en concurrence avec des dirigeants devant leur fortune à Eltsine. En tout cas, à peine signé le décret accordant l'immunité à Eltsine, Poutine a prié sa fille et deux autres membres éminents de la Famille de débarrasser le plancher du Kremlin. Dans la perspective du prochain scrutin présidentiel, peut-être pas aussi joué d'avance qu'on le prétend si la guerre de Tchétchénie tourne mal pour Poutine, celui-ci aura intérêt à ne pas trop apparaître aux électeurs comme une créature du clan Eltsine.

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