Dès l'annonce qu'Eltsine tirait sa révérence, les dirigeants occidentaux ont fait savoir tout le bien qu'ils pensaient de lui. Premier entre tous, Clinton y alla d'un hommage appuyé. A l'en croire, les historiens retiendront d'Eltsine qu'il fut " celui qui guida la Russie sur le chemin de la démocratie ".

Qu'Eltsine ait pu guider quoi que ce soit a de quoi faire sourire : l'image de l'ivrogne titubant devant les caméras n'est pas précisément celle d'un " guide ". Mais elle reflète assez bien l'état de débilité et d'impuissance de ce qu'est devenu le pouvoir dans la Russie actuelle : un pouvoir partant à vau-l'eau, en proie aux intrigues et aux luttes incessantes à son sommet même, contesté dans les régions par les chefs de la bureaucratie.

Quant au pays, il est exsangue. Sa population survit avec des salaires et pensions de misère versés, quand ils le sont, avec des mois de retard. Son économie est en ruine, pillée de façon effrénée par tous ceux qui détiennent une parcelle du pouvoir.

Depuis des années, des centaines de milliers de bureaucrates, usant de leur position pour piller les entreprises, les ressources du pays et les caisses de l'Etat, s'empressent de mettre leur butin à l'abri sur des comptes numérotés en Suisse ou dans les paradis fiscaux off-shore. Ils sont persuadés en effet qu'un jour ou l'autre la population pourrait leur demander des comptes et, en attendant, guère plus confiants dans l'avenir de la Russie de " marché " que leurs dirigeants prétendent construire.

Ces bureaucrates-affairistes sont d'ailleurs bien placés pour savoir que leur propre activité n'est que destructrice, fondée sur le pillage pur et simple de toute la société. Les révélations des mois derniers sur ce que l'on a appelé le " Russiagate " (les détournements de fonds à grande échelle par Eltsine, son clan et de hauts dignitaires du pays), pour impressionnantes qu'elles soient, ne donnent qu'une idée, limitée au sommet de la caste dirigeante, de l'ampleur de la mise à sac du pays par la bureaucratie et son régime.

La démagogie et le chaos eltsiniens

Dirigeant de ce régime, Eltsine vint au pouvoir au tournant des années quatre-vingt-dix, quand les luttes au sommet du pouvoir soviétique lui permirent d'écarter celui qui l'incarnait, Gorbatchev. Pour y parvenir, ce haut bureaucrate, ancien membre du Bureau Politique, s'était fait élire à la tête de la Russie en s'appuyant sur la soif d'enrichissement rapide de la bureaucratie et de la petite bourgeoisie du pays, leur promettant d'être celui qui leur laisserait la bride sur le cou. Eltsine trouva en cela l'appui d'autres dirigeants de républiques soviétiques, intéressés à se libérer de la tutelle du " centre " pour conforter les fiefs que les uns et les autres s'étaient constitués depuis des années à l'intérieur de l'Union Soviétique.

Le résultat de cette démagogie, qu'Eltsine et ses pairs déployèrent au nom du " marché " et de la " démocratie ", fut l'éclatement puis la disparition de l'État soviétique, et finalement l'enfoncement dans une crise permanente et multiforme de ce qui avait été un Etat unifié de près de 300 millions d'habitants.

L'émiettement et l'affaiblissement du pouvoir, les conflits entre clans rivaux se transformant en guerre ouverte dans certaines républiques et l'installation du chaos partout dans le plus vaste pays au monde, cela n'avait rien pour rassurer les chefs d'Etat occidentaux. D'autant qu'aucune autorité ne semblait émerger qui puisse y mettre bon ordre - le sien et le leur, cet " ordre mondial " dont les dirigeants de l'impérialisme savaient ne pas être en mesure de pouvoir le faire respecter en ex-URSS.

Alors, ils firent contre mauvaise fortune bon coeur. Puisque les Eltsine et compagnie se revendiquaient du " marché ", cher au coeur de la bourgeoisie mondiale, et qu'en prime ils se disaient " démocrates ", l'Occident ne se fit pas prier pour applaudir.

Dans ces années 1992-1993, que n'a-t-on lu et entendu dans les médias ou les discours officiels sur l'avenir radieux qui se serait ouvert en Russie ! On allait y connaître le bonheur, la démocratie et le " marché ", tout cela étant lié, forcément, aux dires des tenants du système capitaliste.

Sur place, ceux qui, parmi la population, auraient pu avoir des illusions, les perdirent dès les premières " réformes " du régime. Dès 1992, la population vit son pouvoir d'achat divisé par deux ou trois.

Mais ici, même ceux qui avaient été les plus chauds partisans du régime eltsinien ont fini par en rabattre de leurs louanges. Que le régime fasse reculer de manière dramatique le niveau de vie de la population, ce n'était pas pour les choquer. Qu'il pille l'économie non plus. L'impérialisme n'agit pas autrement, et d'abord dans le Tiers Monde. Quant à la première guerre de Tchétchénie, les dirigeants occidentaux y voyaient une " affaire intérieure " russe. Ils n'allaient pas lui retirer pour autant leur soutien. Et même si, en 1993, il avait réglé à coups de canon la fronde des députés et incendié le Soviet Suprême, Eltsine restait pour eux un " démocrate "... puisqu'il organisait périodiquement des élections.

La bourgeoisie impérialiste dans l'expectative

Mais ce qui a commencé à inquiéter les dirigeants de la bourgeoisie mondiale, c'est que cette prétendue " démocratie " eltsinienne, aussi musclée soit-elle, ne parvenait pas à restaurer un minimum d'ordre, y compris au sein de la couche dirigeante. Cette dernière pouvait bien invoquer le " marché " et la " démocratie ", avec autant de conviction qu'auparavant elle se prétendait " communiste ", il n'était que trop évident que son seul véritable slogan était : " Après nous, le déluge ! " L'Etat russe était impuissant à se faire obéir même de son propre appareil, incapable de faire respecter ses lois, d'assurer la propriété privée malgré un vaste programme de privatisation de l'ensemble de l'économie.

Accueillies par des hourras en Occident, ces privatisations ont certes démantelé l'économie étatisée, mais elles ont surtout paralysé l'économie et plongé le pays dans une crise encore plus profonde. Et puis, les capitalistes occidentaux se sont vite persuadés par leur propre expérience (par exemple, quand ils envisageaient d'investir, comme ils disent, en Russie) que l'économie russe, privatisée ou pas, si elle ne fonctionnait plus selon les règles du régime précédent, ne fonctionnait toujours pas non plus selon celles communes au monde de la bourgeoisie dans le reste de la planète. Quand les entreprises n'ont pas simplement cessé de fonctionner, elles le font d'une façon où, derrière un gangstérisme affiché, apparaissent des rapports faisant dépendre la richesse du pouvoir politique, et non l'inverse comme dans le reste du monde. La lutte au sommet et à tous les niveaux de la bureaucratie pour contrôler un pouvoir garant d'enrichissement est devenue un trait permanent de la vie politique russe, et la source d'une crise et d'une instabilité politiques non moins permanentes.

Le krach financier de l'été 1998 a été, lui, la conséquence du pillage débridé du pays par la bureaucratie. Il a encore un peu plus paralysé l'économie et beaucoup plus encore appauvri la population laborieuse. Il a également balayé la mince couche d'une petite bourgeoisie dans laquelle l'Occident voyait l'embryon d'une base sociale pour l'instauration et la stabilisation du " marché ", sinon de la " démocratie ". Des promesses du régime eltsinien auxquelles les dirigeants du monde occidental avaient dit vouloir croire, il ne restait plus rien. Sauf Eltsine lui-même et un pays dévasté, avec une économie en ruines. Et maintenant, en plus, une nouvelle guerre à ses frontières.

C'est sans doute ce bilan, dramatique pour l'immense majorité de la population, qui a valu à Eltsine, de la part des dirigeants occidentaux, le concert d'adieux et de louanges que l'on sait. On a les félicitations que l'on mérite...