Il y a 60 ans

1956 : de la révolte de Poznan à l’Octobre polonais

Dans plusieurs pays d’Europe centrale appartenant au bloc de l’Est, l’année 1956 a été marquée par de larges mouvements de masse contestant les démocraties populaires, ces régimes mis en place au début de la guerre froide dans la zone d’influence soviétique. Si de nombreux milieux, dont la jeunesse intellectuelle, y contribuèrent, le fer de lance en fut la classe ouvrière.

La Pologne était alors sous la férule du Parti ouvrier unifié de Pologne (POUP), qui se réclamait officiellement du communisme. Les élèves recevaient à l’école des cours de marxisme prônant l’égalité. L’économie était largement sous le contrôle de l’État. Mais le régime était sur le fond contre la classe ouvrière, visant à la discipliner et à l’exploiter férocement. Les libertés étaient absentes, sans droit de grève, ni de réunion, ni de se syndiquer hors des organismes officiels, tandis que les nouveaux privilégiés vivaient dans le luxe.

Montée de la contestation

La mort de Staline, en 1953, ouvrit les vannes de la contestation, y compris dans les rangs du parti au pouvoir en Pologne. On réclamait la fin du culte de la personnalité, une voie nationale vers le socialisme, la liberté de s’exprimer librement, de voyager. La contestation montait dans plusieurs pays de l’Est. En 1953, des manifestations eurent lieu en Tchécoslovaquie, dont celle des travailleurs des anciennes usines Skoda à Plzen contre une réforme amputant leur salaire. En Allemagne, les ouvriers des chantiers de Berlin-Est se mirent en grève contre l’augmentation des normes de travail. La grève fut brisée par les chars russes

Le rapport Khrouchtchev au 20e congrès du PC d’URSS en 1956, largement répandu parmi les cadres du PC polonais, eut un écho important et fut interprété comme un encouragement à contester les petits Stalines locaux. Dans les rangs du PC polonais, beaucoup ne supportaient plus l’écart entre les discours officiels sur l’avènement du communisme et la réalité d’un pays où les travailleurs n’avaient aucun droit.

L’émeute ouvrière de Poznan

La contestation ouvrière commença à s’exprimer en juin 1956 dans le grand centre industriel de Poznan. Depuis l’année précédente, une certaine agitation s’était répandue parmi les 15 000 ouvriers des usines Zispo. La direction voulut imposer de nouvelles grilles de classification abaissant des salaires déjà amputés par des journées de chômage. Une délégation d’ouvriers élus partit à Varsovie le 23 juin rencontrer le ministre, qui s’engagea à relever les primes et à revoir les normes. Mais, quatre jours après, il revint en arrière sur tous ses engagements.

La grève éclata le soir même dans l’équipe de nuit et se généralisa à tout le personnel le lendemain. Le 28 juin, des groupes de travailleurs se répandirent dans les quartiers ouvriers, entraînant les salariés des autres usines. La manifestation, d’abord bon enfant, se renforça, s’enflant d’employés, d’étudiants. Ils furent bientôt 100 000 à réclamer du pain, la baisse des prix, des hausses de salaire, les policiers présents montrant leur approbation. Quand, en fin de matinée, une rumeur courut sur l’arrestation des délégués revenus de Varsovie, les manifestants en colère s’emparèrent de la prison, libérant les détenus et distribuant les armes. Le local de la direction du parti fut mis à sac ainsi que le siège de la Sécurité d’État. Les tirs de la police secrète ne firent que renforcer la détermination des manifestants, qui prirent le contrôle du palais de justice, des postes de la milice et de l’École militaire. En quelques heures, les insurgés prirent ainsi le pouvoir à Poznan, les quelques soldats sur place fraternisant avec la foule.

Le ministre de la Défense prit en main la répression. Pour couper court à tout risque de contagion, il eut recours à des officiers russes encadrant des troupes venues de Silésie et épaulées d’unités spéciales, expliquant aux soldats que la ville était aux mains d’agents étrangers. Le 29 juin à l’aube, plus de 10 000 hommes pénétraient dans Poznan avec des véhicules blindés et des chars. Arrêtés en masse, les suspects étaient amenés à l’aéroport pour subir des interrogatoires musclés. Après quarante-huit heures, la répression avait fait 57 morts et au moins 500 blessés.

Les conseils ouvriers

Ainsi se mettait à nu le vrai visage du pouvoir. Mais, à l’opposé de ses espoirs, le mécontentement se répandit dans le pays comme une traînée de poudre. Dans de nombreuses usines naquirent des conseils ouvriers réclamant non seulement une amélioration de la situation matérielle, mais aussi l’éviction des parvenus et des gardes-chiourme détestés, et la mise en place d’un régime véritablement communiste. La révolte gagnait les rangs de la jeunesse, des militants de base du parti, contre un régime qui masquait la réalité de l’exploitation derrière des discours faussement égalitaires.

La contestation culmina en octobre. Face à la généralisation du mouvement, les dirigeants polonais choisirent d’orchestrer le retour au pouvoir de Gomulka, un homme issu du sérail. Au pouvoir jusqu’en 1948, emprisonné pendant trois ans avant d’être réintégré dans le parti, il était l’homme de la situation pour les milieux dirigeants polonais. Il avait aux yeux de la population le crédit d’un opposant, tout en étant fondamentalement un partisan du régime en place. Il incarnait aussi la volonté des élites polonaises de desserrer le contrôle politique de l’URSS sur leur appareil d’État. Mais il leur fallait encore faire accepter au Kremlin cette solution politique, en se montrant capables de mettre fin au mouvement de masse.

Khrouchtchev en personne, accompagné de chefs militaires, débarqua au huitième plénum du POUP, en octobre 1956, à la tête de la délégation de l’URSS. Le déplacement de garnisons soviétiques stationnées en Pologne vers Varsovie ne fit qu’accentuer la tension dans les universités et multiplier les occupations d’usines. Dans la nuit du 19 au 20 octobre, les dirigeants du POUP réussirent à convaincre les dirigeants soviétiques de ne pas prendre de front la contestation, une intervention militaire risquant de rendre la situation totalement incontrôlable. Ceux-ci s’y résignèrent.

En propulsant Gomulka au sommet de l’État, la classe dirigeante polonaise faisait le pari de prendre la tête du mouvement, pour mieux l’arrêter mais aussi pour l’utiliser à son profit. Dès sa nomination, Gomulka appela au calme, se présentant aux yeux des contestataires comme le seul capable d’éviter une intervention militaire, à condition de modérer leurs exigences.

La vague s’étend à la Hongrie

Au même moment, en Hongrie, une situation analogue se présentait, mais cette fois débouchait sur une véritable révolution ouvrière, le pays se couvrant de conseils ouvriers tandis qu’Imre Nagy, candidat au rôle de Gomulka hongrois, ne réussissait ni à contrôler l’insurrection, ni à convaincre les dirigeants de l’URSS de lui faire confiance pour cela.

La révolution hongroise allait succomber sous l’intervention massive de l’armée soviétique. Le prolétariat hongrois comme le prolétariat polonais montraient le chemin d’une alternative révolutionnaire à la dictature de la bureaucratie de l’URSS, et c’est bien pourquoi celle-ci choisit de l’écraser. Pour vaincre, la révolte aurait dû gagner tout le bloc soviétique. Il n’en fut malheureusement pas ainsi.

En Pologne, jusqu’au début 1958, la mobilisation populaire et l’existence des conseils contraignirent le pouvoir à de nombreuses concessions. En plus de la révision des peines des condamnés de Poznan, de la libération de prisonniers politiques, du départ de certains officiers soviétiques, de la mise à l’écart des cadres les plus détestés du parti et des syndicats, le pouvoir supprima les magasins spéciaux, assouplit les règles de désignation des cadres du parti et officialisa les conseils ouvriers par une loi. Mais, dès qu’il le put, il reprit l’offensive. Après avoir supprimé les journaux contestataires, Gomulka fit déclarer illégale la grève en avril 1958 et réduisit les conseils ouvriers au rôle de rouages dans l’administration des entreprises. Mais la classe ouvrière polonaise allait encore, pendant de longues années, se faire craindre du régime.

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